Autour de "Peuple du ciel" de Le Clézio

Publié le par BENJELLOUN

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La métaphore comme invention du regard
dans “ Peuple du ciel ” de J.M.G. Le Clézio
 
 
Mohammed Benjelloun
Département de Français
Faculté des Lettres
El Jadida
Maroc
 
 
 
 
 
 
“ Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? L’écriture, il ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit, avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance. C’est difficile de faire de l’art en voulant faire de la science ”
(J. M. G. Le Clézio, La Fièvre, p. 8)
Dans l'oeuvre de Jean-Marie Gustave Le Clézio, le rapport au corps et la corporalité est très présent et prend souvent la forme d'une infirmité de nature à faire reculer les limites du nommable[1]. Corps rongés par la maladie ou la vieillesse, corps mutilés, corps en proie à la souffrance, corps qui ne savent pas se connecter “ convenablement ” à cause d'un dysfonctionnement : occasions de s'installer autrement dans la matérialité du réel, de connaître (et de se reconnaître dans) la différence. Occasions d'accomplir des voyages intérieurs. Le corps, l'infirmité : parce que l'écriture se nourrit de bouleversements. La cécité, le rapport au regard, à la chose vue, à la façon de regarder et au foyer du regard : des mondes à imaginer, à nommer, à décrire , à restituer autrement. La littérature peut tout, décidément.
Une question naïve : si un personnage principal (donc principalement un “ personnage focal ”) est un non-voyant, qu'aura à dire le texte de fiction ? L'histoire de la réclusion dans l'obscurité ? Les clichés et les stéréotypes psycho-affectifs qui viennent souvent s'interposer entre nous et l'authentique intelligence du monde ? Dans le récit qui nous intéresse[2], il y a lieu de parler d’une diégèse des sens qui permet au descriptif de s’articuler autour de notations émanant de sensations autres que celles habituellement prises en charge par la vision.
Notre objectif est de tenter de cerner ce que nous identifions comme une constante de l’écriture de Le Clézio : la conscience du corps comme stratégie de mise en récit et réservoir d’images de nature à renouveler notre approche du réel.
 
 
1. La structure du récit
 
“ Peuple du ciel ”[3] s’articule autour de deux moments déterminants dans la petite histoire de Petite Croix : le moment de l’attente et celui de l’apparition salvatrice de Saquasohuh, le “ géant de l’étoile bleue ” (p. 41). Entre ces deux moments, viennent s’intercaler des séquences de volumes distincts, relatant les différentes rencontres du personnage : le vent, la lumière, les nuages, les abeilles, “ les longs animaux rapides ” et le soldat. Le découpage typographique du texte conforte cette répartition, donnant lieu à des unités narratives autonomes
Les activités habituelles de Petite Croix
=
pp. 11 — 13
L’attente
=
pp. 13 — 16
La lumière et les nuages
=
pp. 16 — 22
Les abeilles
=
pp. 22 — 25
Les reptiles et le soldat
=
pp. 25 — 39
Le guerrier de l’étoile bleue
=
pp. 39 — 42
Toutefois, il faut observer que les séquences ne sont pas totalement séparées. Un certain nombre d’éléments textuels viennent régulièrement ponctuer le texte, en assurant la cohésion sémantique et stylistique : l’évocation de la position assise de Petite Croix et de son immobilité, la question “ qu’est-ce que le bleu ? ”, les chansonnettes, l’évocation du soleil, les explications du vieux Bahti, etc. La narration prépare même le moment de la délivrance, celui où Petite Croix retrouvera la vue par des sortes d’anticipations :
 “ Elle sait bien que quelque chose doit venir. Chaque jour l'attend, à sa place, assise sur la terre dure, pour elle seule (…) Elle est calme, elle n'a pas peur. Elle sait bien que la réponse doit venir, un jour, sans qu'elle comprenne comment ” (p. 15),
“ C’est le moment où le silence est si grand que tout peut arriver ” (p. 15),
“ Le silence de la vallée vide, le silence du village derrière elle, c'est pour qu'elle puisse mieux entendre la réponse à sa question. Elle seule peut entendre ” (p. 16).
Le lecteur finit par avoir la certitude que cette question que pose la petite fille ne restera pas sans réponse. L’organisation du texte laisse prévoir cette issue miraculeuse en préparant soigneusement l’arrivée du guerrier : attente du personnage, silence, questionnement, inclinaison du jour…
Sur un autre plan, il est à souligner que trois modes de représentation sont à l’œuvre dans “ Peuple du ciel ” :
—     description de l’extérieur (gestes, attitudes, mouvements de Petite Croix, espace environnant) par un narrateur extradiégétique[4] ;
—    récit extradiégétique également de ce que Petite Croix perçoit en tant que personnage focal ;
—    certains personnages parlent à Petite Croix de ce qu’elle ne voit pas.
Le premier mode se présente essentiellement sous forme d’unités narratives, le second de séquences descriptives et le troisième de discours (indirect et direct). Nous examinerons quelques aspects de ces trois composantes en tentant de souligner l’intervention du langage figuré comme instrument d’approche et d’authentification d’un réel particulièrement enrichi de l’expérience d’une perception autre, décalée et donc revisitée, la description se construisant à partir d’une absence de vision. Nous essaierons de voir comment l’écriture parvient aussi à faire l’économie de la vision chez le personnage en lui substituant la voix du regard.
 
 
2. Le regard comme vision
 
Nous pouvons définir ce regard comme étant celui qui a pour fonction de recueillir les informations fournies par l’œil, c'est-à-dire la série des caractéristiques ayant un rapport avec les couleurs, les formes, les dimensions, les reliefs, les distances, la luminosité, etc. Ce sont, dans le texte qui nous occupe, les nombreux passages où Petite Croix est vue et décrite par le narrateur. Ce sont aussi ceux où le vieux Bahti et le soldat interviennent comme descripteurs.
Ce regard est évidemment extérieur. Le langage qui l’exprime est pauvre, limité à des notations objectives :
“ C'était un pays sans hommes, un pays de sable et de poussière, avec pour seules limites les mesas rectangulaires, à l'horizon ” (p. 11),
“ Son visage immobile devenait presque noir, et elle couvrait sa tête avec un pan de sa couverture ” (p. 12).
Les couleurs et les formes y constituent les repères dominants, comme lorsque le soldat décrit le paysage devant lequel Petite Croix est assise :
“ C'est très beau ”, dit-il. “ D'abord il y a une grande plaine avec des terrains jaunes, ça doit être du maïs sur pied, je crois bien. Il y a un sentier de terre rouge qui va tout droit au milieu des champs, et une cabane de bois… ”
(…)
“ Il y a un puits, près de la cabane, mais il est sec je crois bien… Des rochers noirs qui ont une drôle de forme, on dirait des chiens couchés… Plus loin il y a la route, et les poteaux télégraphiques. Après il y a un wash, mais il doit être sec parce qu'on voit les cailloux au fond… Gris, plein de rocaille et de poussière… Après, c'est la grande plaine qui va loin, loin, jusqu'à l'horizon, à la troisième mesa. Il y a des collines vers l'est, mais partout ailleurs, la plaine est bien plate et lisse comme un champ d'aviation. À l'ouest, il y a les montagnes, elles sont rouge sombre et noires, on dirait aussi des animaux endormis, des éléphants… ” (pp. 30-31).
Cette vision effleure les choses[5]. Elle est incapable d’en saisir le corps intégral. C’est probablement pour cette raison que dans le discours du soldat viennent se glisser ces comparaisons très banales :
“ La mer, a dit le vieux Bahti, c'est l'endroit le plus beau du monde, l'endroit où tout est vraiment bleu ” (p. 21),
 “ des rochers noirs (…) on dirait des chiens couchés ” (p. 31),
“ les montagnes (…) on dirait ausssi des animaux endormis, des éléphants ” (p. 31),
“ La mer, ça n'est pas comme ici ”, dit encore le soldat. “ C'est vivant, c'est comme un très grand animal vivant. Ça bouge, ça saute, ça change de forme et d'humeur, ça parle tout le temps, ça ne reste pas une seconde sans rien faire, et tu ne peux pas t'ennuyer avec elle. ” ” (p. 35)
Mais quand il est question d’aller au fond des choses, de pénétrer la vérité des objets, le langage démissionne et multiplie les hésitations :
“ “  Qu'est-ce qu'il y a en haut ? ” demande Petite Croix.
“  Dans le ciel ? ”
“ Oui. ”
“ Eh bien… ”, dit le soldat. Mais il ne sait pas raconter cela. Il plisse les yeux à cause de la lumière du soleil.
 “ Oui, il doit être très bleu, il brûle si fort aujourd'hui, comme le feu. ”
Elle baisse la tête parce que la brûlure lui fait mal.
“ Est-ce qu'il y a du feu dans le bleu? ” demande Petite Croix ” (p. 32).
Et lorsque Petite Croix raconte ce qu’elle perçoit, ce qu’elle imagine, le soldat est intrigué. Son savoir lui apparaît relatif. Il est intrigué :
“ Le soldat n'a pas l'air de bien comprendre.
“  Non… ”, dit-il enfin. “ Le feu est rouge, pas bleu. ”
“ Mais le feu est caché ”, dit Petite Croix. “ Le feu est caché tout au fond du bleu du ciel, comme un renard, et il regarde vers nous, il regarde et ses yeux sont brûlants. ”
“ Tu as de l'imagination ”, dit le soldat. Il rit un peu, mais il scrute le ciel, lui aussi, avec sa main en visière devant ses yeux ” (p. 36).
Bien que pauvre, cette médiation verbale est nécessaire à Petite Croix. Elle lui permet de donner libre cours à ce que le soldat identifie comme de l’ ”imagination ” :
“ Petite Croix se concentre, et elle sent sur son visage quand les nuages bas passent au-dessus de la mer. Mais c'est seulement quand le soldat est là qu'elle peut imaginer tout cela. C’est peut-être parce qu'il a tellement regardé la mer, autrefois, qu’elle sort un peu de lui et se répand autour de lui ” (p. 35).
Simple nom flanqué du qualificatif “ vieux ”, le personnage de Bahti semble, lui aussi, jouer un rôle très important dans l’initiation de Petite Croix. C’est à lui qu’elle doit la chanson qu’elle chante aux “ personnes ” qui viennent la trouver :
“ Elle les appelle tous, en chantant la chanson que lui a enseignée le vieux Bahti,
 “ animaux, animaux,
emmenez-moi
emmenez-moi en volant
emmenez-moi en volant
dans votre troupeau. ” ” (pp. 38-39).
C’est également lui qui lui désigne les différentes manifestations de la couleur bleue :
“ Il y a toutes sortes de bleus dans la mer, dit le vieux Bahti. Comment peut-il y avoir plusieurs sortes de bleus, a demandé Petite Croix. C'est comme cela pourtant, il y a plusieurs bleus, c'est comme l'eau qu'on boit, qui emplit la bouche et coule dans le ventre, tantôt froide, tantôt chaude ” (p. 21).
Regard léger, effleurant, qui frôle, ne touche que la partie superficielle du monde, ne s’arrête qu’à la surface. Mais ce regard est nécessaire, parce qu’il met en marche la machine à produire des images autres, plus profondes, plus difficiles. Petite Croix ne s’en satisfait pas. Spontanément, elle transforme la vision en regard : le regard intérieur, celui du corps réuni et des sens encore “ valides ”.
 
 
3. Le regard décentré
 
Nous pouvons identifier le regard décentré comme une modalité d’approche qui, étant basée sur l’action des autres sens, l’ouïe et le toucher en l’occurrence, produit une perception légèrement décalée par rapport à la vérité matérielle de l’objet et de l’espace. Ici, l’intervention des comparaisons et des métaphores est essentielle. Elle invente dans le discours des espaces où s’engouffrent des significations nouvelles, inédites, plus complexes, lourdes d’imaginaire.
 
 
3.1. Les comparaisons
La lecture du texte révèle l’existence d’un nombre assez important d’images introduites par des comparaisons. L'analyse nous permet de détecter des régularités dont il est possible d'affirmer qu'elles vont dans le sens d'une orchestration du thème du renouvellement des visions, grâce notamment à l'interaction des zones sensorielles tactiles et auditives.
D'un autre côté, ce renouvellement des visions nous semble s'appuyer sur une technique stylistique assez originale, étudiée en partie par Sophie Jollin-Bertocchi. Il s'agit du recours à ce qu'elle appelle l' “ écriture familière ” comme marquage de littérarité et moyen de faire dialoguer des niveaux de langue (ordinaire/recherché, écrit/oral…)[6].
C’est probablement à cette “ écriture familière ” que ressortissent la plupart des comparaisons du texte, surtout celles où le comparant donne l’impression de n’être ni recherché, ni particulièrement déviant.
Trois champs sémantiques organisent pour l’essentiel l’ensemble de ces comparaisons, quant au choix du comparant
— les zoomorphismes : animaux et insectes :
—    les anthropomorphismes : allures, attitudes ou gestuelles propres à l’humain ;
—    les éléments : le feu, l’air, la terre et surtout l’eau.
Il est possible de rencontrer d’autres catégories, mais elles sont moins immédiatement pertinentes. Voici quelques exemples de ces comparaisons banales, mais déjà porteuses de signes de créativité:
“ La poussière de sable faisait une poudre douce comme le talc qui glissait sous les paumes de ses mains ” (p. 13) ;
“ Quand le vent soufflait, la poussière s'échappait entre ses doigts, mais légère, pareille à une fumée, elle disparaissait dans l'air ” (p. 13) ;
“ Ils sont partis comme des insectes caparaçonnés sur leur route, au milieu du désert, et on n'entend plus leurs bruits ” (p. 13) ;
 “ C'est comme cela qu'il faut faire ; elle sent alors la chaleur qui passe sur le bout de ses doigts, comme une caresse qui va et vient ” (p. 17) ;
“ Elle sait que les nuages n'aiment pas trop ce qui peut les dissoudre et les faire fondre, alors elle retient son souffle, et elle respire à petits coups, comme les chiens qui ont couru longtemps ” (p. 19) ;
“ Le bruit des turboréacteurs se répercute avec retard sur la plaine et dans les creux des torrents, pareil à un tonnerre lointain ” (p. 36) [7] .
 
3.2. Les métaphores synesthésiques
Le langage des sens présente une certaine régularité quant au lexique utilisé en rapport avec la description, objet principal de notre étude. Un bref examen des registres activés nous permet de constater que le verbe “ voir ” (avec la variante “ regarder ”) apparaît 27 fois. L'organe qui sert de support à ce sens, “ yeux ” apparaît 7 fois. Le registre de compensation en rapport avec le toucher et l'ouïe est nettement plus présent  : “ sentir ” avec / sur sa peau (14 occurrences), “ main ” (27 occurrences), “ peau ” (5 occurrences) et “ visage ” (21 occurrences). “ Entendre ” et “ écouter ” mobilisent 26 occurrences. La différence est très nettement marquée en faveur des sens qui ne sollicitent pas la vue. Les caractérisants des sensations sensorielles marquent aussi cet écart : les adjectifs de couleur, “ jaune ”, “ rouge ”, “ noir ”, “ blanc ” n’apparaissent que dans 30 contextes[8], alors que certains termes relevant du champ lexical du toucher comme “ brûler ”, “ chaud ”, “ chaleur ”, “ froid ”, “ tiède ”, “ doux ”, “ dur ” apparaissent dans plus de 79 occurrences.
Cette caractéristique lexicale se passe de tout commentaire. Le choix de la cécité comme lieu du regard interne et différencié se laisse interpréter comme une stratégie d’écriture qui vise à initier à l’aventure autrement plus riche, parce que plus simple et moins intellectuelle, des connexions sensorielles. Elle n’a pas complètement disparu en effet l’expérience de l’extase matérielle qui a fondé le rapport à la littérature dans les premiers récits de Jean-Marie Gustave Le Clézio. Et de ce point de vue, la synesthésie n’est pas à étonner. Elle s’inscrit naturellement dans le processus de décentrement psycho-affectif qui semble être à la source de l’écriture de l’infirmité.
La synesthésie, on le sait, consiste à évoquer une réalité perçue par l’un des cinq sens dans les termes d’une réalité relevant d’un autre sens[9]. Au moment de la métaphorisation, le sujet a recours à une expérience sensorielle dont il résulte un appariement des deux univers sensoriels. Tout ce qui est relatif à l’expérience ancienne (connue ou mémorisée) est utilisable pour la nouvelle expérience (inconnue et vécue)[10]. Mais tandis que les comparaisons révèlent l’effort du corps à mettre dans la ligne de mire du monde extérieur, la métaphore, elle, semble dire que cette métamorphose est atteinte. La transposition de l’inconnu dans l’immédiatement connu, du visible dans le généralement perceptible (ou sensible) est l’œuvre d’une action miraculeuse dont le corps de Petite Croix est le lieu et l’origine. La petite fille ne voit pas le monde, mais elle peut le regarder, l’approcher de tous ses sens.
Ce sont essentiellement les notations concernant la lumière qui subissent cette action réparatrice de la métaphore dite synesthésique. Tout se passe comme si le corps de la lumière était à sentir et à écouter  :
“ C’est d’abord la lumière. Cela fait un bruit très doux sur le sol, comme un bruissement de balai de feuilles, ou un rideau de gouttes qui avance. Petite Croix écoute de toutes ses forces, en retenant un peu son souffle, et elle entend distinctement le bruit qui arrive ” (p. 16).
Etincelles qui bruissent et dont les murmures investissent tout l’espace, c’est la lumière corps et musique  :
“ c’est un bruit de feu, mais très doux et assez lent, un feu tranquille qui n’hésite pas, qui ne lance pas d’étincelles ” (p. 16)
Murmures et crépitements, frottement, frissonnement, glissement, c’est la mière dont la peau aurait besoin de caresses  :
“ Petite Croix entend le murmure qui grandit, qui s’élargit autour d’elle (…) elle entend le passage des rayons fous de la lumière (…) La lumière crépite sur ses cheveux épais, sur les poils de la couverture, sur ses cils. La peau de la lumière est douce et frissonne, en faisant glisser son dos et son ventre immenses sur les paumes ouvertes de la petite fille ” (pp. 16-17).
Moment unique et indicible, quand, pour se laisser approcher, la lumière s’accomplit en sons et en sensations tactiles.
L’univers de Petite Croix est celui d’une extrême solitude. Le choix de la marge lui permet justement de retrouver le silence dont ses sens ont besoin pour fixer les choses, les appréhender. C’est ainsi qu’elle peut rencontrer les “ personnes ” (p. 22), ses “ amis ” (p. 28), leur parler, les connaître. Personnage sans peur (p.  12, p. 15, p. 22), elle est seule à posséder ce pouvoir de ne pas effrayer les petits êtres qui l’entourent :
“ Les autres gens ont peur, et leur font peur, et c'est pour cela qu'ils ne voient jamais les chevaux du bleu ” (p. 18) ;
“ Mais ils aiment venir voir Petite Croix, ils n'ont pas peur d'elle. Ils se gonflent maintenant autour d'elle, devant la falaise abrupte. Ils savent que Petite Croix est une personne du silence. Ils savent qu'elle ne leur fera pas de mal ” (p. 20) ;
“ Elle bouge lentement quand les nuages sont sur elle, pour ne pas les effrayer. Les gens d'ici ne savent pas bien parler aux nuages. Ils font trop de bruit, trop de gestes, et les nuages restent haut dans le ciel ” (p. 21).
Elle seule est capable de comprendre ce que ces êtres fragiles viennent lui raconter :
“ Les nuages ne sont pas comme la lumière (…) Petite Croix les connaît bien ” (p. 19) ;
“ Elles ne parlent pas la langue des hommes, mais Petite Croix comprend ce qu'elles disent, et les vibrations aiguës de leurs milliers d'ailes font apparaître des taches et des étoiles et des fleurs sur ses rétines. Les abeilles savent tant de choses ! ” (p. 24) ;
“ Petite Croix connaît bien les animaux ” (p. 26) ;
“ Maintenant, ils sont ses amis, tous ceux qui glissent sans faire de bruit sur la terre dure, ceux aux longs corps froids comme l'eau, les serpents, les orvets, les lézards. Petite Croix sait leur parler. Elle les appelle doucement, en sifflant entre ses dents, et ils viennent vers elle. Elle ne les entend pas venir, mais elle sait qu'ils s'approchent, par reptations, d'une faille à l'autre, d'un caillou à l'autre, et ils dressent leur tête pour mieux entendre le sifflement doux, et leur gorge palpite ” (p. 28).
C’est que, bien tapie au fond du silence, protégée par sa solitude, la petite fille a réussi à se construire un univers où tout est parole, signes à recevoir, à lire, puis à donner en chansons. La question, “ qu’est-ce que le bleu ”, reste, quant à elle, sans réponse, du moins avant l’arrivée du géant.
Comme nous l’avons souligné, le procédé stylistique le plus récurrent est la métaphore dite synesthésique, mais il est possible de rencontrer aussi beaucoup de personnifications.
En effet, c’est sous la forme d’êtres animés que les phénomènes se présentent d’abord. Ce sont des êtres craintifs, fragiles, sensibles et bien affectueux :
“ Ils [les chevaux de lumière] aiment les voix douces et les chansons (…) Elle dit “ petits chevaux ” pour leur plaire, parce qu’ils n’aimeraient sûrement pas savoir qu’ils sont énormes ” (p. 19).
Les nuages aussi affectionnent d’être traité avec délicatesse :
“ Petite Croix les connaît bien. Elle sait que les nuages n’aiment pas trop ce qui peut les dissoudre et les faire fondre, alors elle retient son souffle ” (p. 19)
Personnage très sensitif, Petite Croix parvient à compenser le savoir que lui aurait communiqué la vue par un savoir plus diffus, plus simple et plus intelligent, parce que plus près du silence des choses, plus près du rêve. Et parce qu’elle s’approprie le monde différemment, Petite Croix a justement acquis des facultés inhabituelles. Elle peut comprendre que les phénomènes de la nature veulent dire des choses, exprimer des états d’âme. La rencontre avec les abeille, par exemple, donne lieu à une véritable scène dialoguée au cours de laquelle les petites créatures vont faire le compte rendu de leur voyage, décrire les sites qu’elles ont visités et les fleurs qu’elles y ont rencontrées :
“ Ainsi parlent les abeilles, et de bien d'autres choses encore. Elles parlent du sable rouge et gris qui brille au soleil, des gouttes d'eau qui s'arrêtent, prisonnières du duvet de l'euphorbe, ou bien en équilibre sur les aiguilles de l'agave. Elles parlent du vent qui souffle au ras du sol et couche les herbes. Elles parlent du soleil qui monte dans le ciel, puis qui redescend, et des étoiles qui percent la nuit.
Elles ne parlent pas la langue des hommes, mais Petite Croix comprend ce qu'elles disent, et les vibrations aiguës de leurs milliers d'ailes font apparaître des taches et des étoiles et des fleurs sur ses rétines. Les abeilles savent tant de choses ! ” (p. 24).
Même si elles ne parlent pas le même langage que les hommes, Petite Croix peut les comprendre, sait leur parler à son tour, dans leur propre langue :
“ (…) elle leur chante aussi une chanson, en ouvrant à peine les lèvres, et sa voix ressemble alors au bourdonnement des insectes ” (p. 25)
 
 
 
Comme cette étude le laisse entendre, la conscience du corps développe dans ce récit de Le Clézio une écriture intensément figurée. La citation qui nous a servi d’épigraphe met en évidence l’urgence de l’acte d’écrire comme un dépassement de l’inscription dans un genre quelconque. Voilà le texte qui se définit aussi par le prétexte et le dysfonctionnement du corps construit l’intelligent et authentique fonctionnement du monde enfin interprété. De ce point de vue, l’infirmité ne suscite pas les détestables stéréotypes pseudo affectifs de la pitié ou de la compassion. La marginalité qu’elle occasionne est de nature à provoquer le recul critique dont l’être aurait besoin pour se reconnaître vivant au sein du vivant.


[1] Dans les récits de Le Clézio, on rencontre beaucoup d’“ infirmes ”. Le vendeur de journaux et Besson lui-même (Le Déluge), le mendiant “ guéri ” par Cheikh Ma El Aïnine (Désert) et tante Catherine (Révolutions) sont des aveugles, le Hartani (Désert), Bogo (Les Géants) et Laïla (Poisson d’or) sont des sourds ou des sourds-muets, pour ne citer que ces quelques exemples.
[2] Le recueil de nouvelles, d’où nous avons extrait ce texte, Mondo et autres histoires, appartient à la période de l’apaisement et de la recherche du bonheur, au même titre L’Inconnu sur la terre, essai publié la même année (1978, chez Gallimard). Le Clézio y abandonne le style des hallucinations pour une écriture plus sobre, plus conventionnelle et plus conforme aux normes (s’il en existe) du genre narratif. Voir Teresa Di Scanno, La Vision du monde de Le Clézio : cinq études sur l’œuvre, Napoli/Paris, Liguori/Nizet, 1983, p. 153.
[3] La nouvelle est republiée, avec “ Les Bergers ”, dans un volume autonome, chez Gallimard, coll. “ Folio ”, 2002. Sauf mention contraire, les références des pages citées renvoient au texte de cette édition.
[4] Voir G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, “ Poétique ”, 1972, pp. 238-240
[5] C’est pour cette raison que les personnages lecléziens s’en contentent rarement, même quand ils appartiennent à “ l’espèce voyante ”. Dans Le Déluge (Gallimard, 1966), Besson, ayant regardé longuement un verre de bière, se rend compte que “ voir n’était pas suffisant ; il fallait toucher aussi. Il fallait palper la forme ronde, creuse, froide, glissante. Il fallait l’étreindre, l’appliquer sur chaque partie du corps pour bien la connaître ” (p. 85). Cela explique-t-il, entre autres, le choix du personnage, à la fin du roman, de se crever les yeux en regardant le soleil ?
[6] Comme le souligne l’auteure de l’article à propos de Poisson d’or (voir Sophie Jollin-Bertocchi : “ J. M. G. Le Clézio et l’écriture familière ”, in Nottingham French Studies, vol. 41, n° 1, Spring 2002, p. 88), cette littérarisation des niveaux du discours “ sert le projet thématique et le sens du texte, récit d’un itinéraire de formation, d’un combat contre l’ignorance et la misère, dont l’issue est la découverte d’un autre langage, l’épanouissement à travers l’expression artistique, en même temps que le rattachement à l’origine ”. Il nous semble tout à fait possible de reconnaître dans le texte qui nous occupe quelques aspects de cette dimension stylistique.
[7] On peut aussi se référer à ces autres exemples :
“ Elle aimait bien sa place, en haut de la falaise, là où les rochers et la terre sont cassés d'un seul coup et fendent le vent froid comme une étrave ” (p. 12) ; “ Ils ne caressent pas leur dos et leur ventre contre les paumes des mains, car ils sont si fragiles et légers qu'ils risqueraient de perdre leur fourrure et de s'en aller en filoselle comme les fleurs du cotonnier ” (p. 18-19) ; “ Ils sont d'abord loin au-dessus de la terre, ils s'étirent et s'amoncellent, changent de forme, passent et repassent devant le soleil et leur ombre glisse sur la terre dure et sur le visage de Petite Croix comme le souffle d'un éventail ” (p. 19) ; “ Le sel brûle les lèvres, les os sont morts, et les dents sont comme des pierres dans la bouche ” (p. 19) ; “ " Le feu est caché tout au fond du bleu du ciel, comme un renard, et il regarde vers nous, il regarde et ses yeux sont brûlants." ” (p. 33) ; “ Le soleil est bas, presque à l'horizontale, sa chaleur vient par bouffées, comme une haleine ” (p. 38) ; “ Le feu et la mort sont partout, autour du promontoire, la mer elle-même brûle comme un lac de poix ” (p. 41).
[8] Il est à souligner que le terme “ bleu ” (adjectif et substantif) échappe à cette répartition, apparaissant dans 35 occurrences. Ceci peut s’expliquer par le fait que Petite Croix est justement préoccupée par le sens à donner à cette couleur, objet de sa quête et lieu d’une symbolisation bien manifeste.
[9] J. Gardes-Tamine et M. Claude-Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Masson & Armand Colin, coll. “ Cursus ”, 1993, 1996, p. 210 : “ Association de sensations relevant de doimaines perceptifs différents, odorat et vue, toucher et ouïe, etc. Ce phénomène est à la base de nombreuses métaphores d’usage : une voix chaude (ouïe et toucher), un son rond (ouïe et vue)…”
[10] Comme on le sait, il faut se méfier des définitions qui présentent la métaphore comme une comparaison abrégée ou elliptique. Avec la synesthésie, la procédure de transfert laisse évoluer les deux réels rapprochés.

Publié dans stylistique

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