Métaphore et comparaison chez Le Clézio

Publié le par Mohammed Benjelloun

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De quelques procédés stylistiques d'insertion de la métaphore dans les premiers textes de Le Clézio
 
(Premièere partie)

Mohammed BENJELLOUN
Université Chouaïb Doukkali
Faculté des Lettres
El Jadida
 
 
 
(Initialement publié dans la Revue de la Faculté des Lettres d’El Jadida, Université Chouaïb Doukkali, Maroc, n° 8-9, 2004)
 
L’insertion de la métaphore dans une phrase ou dans un texte pose le problème du contexte, phénomène dont la plupart des chercheurs reconnaissent l'importance déterminante dans l'identification, la délimitation et l'interprétation des faits de style. C'est ainsi que Riffaterre le conçoit comme un "correctif" de l'insuffisance de ce qu'il appelle l'archilecteur :
"Le contexte stylistique est un pattern linguistique rompu par un élément qui est imprévisible, et le contexte résultant de cette interférence est le stimulus stylistique"[1].
En restant dans le cadre de cette conception de la stylistique, nous pouvons dire que le contexte[2] est un segment ou une série de segments dont la structure récurrente crée cette impression de régularité par opposition à laquelle se laisse appréhender l'élément qui fait style. Riffaterre souligne :
"Nous pouvons ainsi définir le contexte stylistique comme un pattern rompu par un élément imprévisible. Le style n'est pas fait d'une succession de figures, de tropes, de procédés ; ce n'est pas une mise en relief continue. Ce qui fait la structure stylistique d'un texte, c'est une séquence d'éléments marqués en contraste avec des éléments non marqués, de dyades, de groupes binaires dont les pôles (contexte, contraste par rapport à ce contexte) sont inséparables, inexistants indépendamment l'un de l'autre (chaque fait de style comprend donc un contexte et un contraste"[3].
La notion de contexte dont on voit qu'elle sert d'indice du fait stylistique, peut également en être considérée comme un critère de contrôle.
Ainsi, dans le domaine particulier de l'expression figurée, la nécessité de ce critère est indéniable. On peut même être convaincu qu'il n'existe pas de figure hors contexte, que celui soit pris au sens étroit (entourage strictement linguistique constitué de la proposition ou de la phrase), ou bien au sens large de texte ou d'ensemble de textes[4].
Albert Henry abonde dans ce sens, quand il souligne qu'un même énoncé peut être perçu comme métonymique ou synecdochique selon les situations envisagées :
"Si je dis des louis pour désigner ou évoquer des pièces d'or portant l'effigie du roi Louis, je fais une métonymie : j'insiste sur un caractère distinctif, mon point de vue est celui de la compréhension, et je nomme par la caractère distinctif. Si je dis : "Rendez-moi mes louis", et qu'il s'agit de pièces d'or de tous genres (louis, napoléons, francs, etc.) je fais une synecdoque extensive, j'étends le nom d'une espèce à plusieurs autres espèces, je nomme le genre 'monnaie d'or' par le nom d'une espèce (…) Dans de nombreux cas, c'est l'analyse du contexte ou de la situation qui permet seule de trancher"[5].
Cette fonction différentielle du contexte est par ailleurs envisagée à un niveau plus profond de certaines figures. Pour Ruwet, par exemple, le choix, lors d'une réalisation synecdochique, d'une partie censée se substituer à un ensemble dépend de certains facteurs référentiels bien précis. À la question : “ Pourquoi telle partie d'un objet plutôt que telle autre fonctionne-t-elle comme synecdoque du tout ?”, le poéticien répond que 
“ce qui joue un rôle déterminant, c'est le point de vue explicite ou implicite (…) que le ou les protagonistes du procès d'énonciation et ou d'énoncés (…) a ou ont sur l'objet ; la situation spatiale du protagoniste par rapport à l'objet, et le type de modalité sensorielle par lequel il a accès à l'objet (…) déterminent le choix du terme (désignant la 'partie') qui va, non pas se substituer au terme désignant le 'tout', mais par son emploi littéral, permettre certaines inférences concernant le 'tout' ”[6].
C'est ainsi que paraissent plus justifiées des expressions comme :
— Du haut du promontoire, Nelson a aperçu une voile à l'horizon
— La poupe en pleine mer s'éloigne de la rive
et plutôt "bizarres" leurs équivalents :
— *Du haut du promontoire, Nelson a aperçu une poupe à l'horizon
— *La voile en pleine mer s'éloigne de la rive.
À tous les niveaux de l'identification du fait de style, se reconnaît donc l'influence du contexte. Telle est la conclusion qui peut se dégager de ces quelques remarques. Pour ce qui regarde notre propos, nous sommes en mesure d'affirmer que si la métaphore se signale au lecteur ou au spécialiste de la langue en tant que signification spécifique, cette signification particulière ne fonctionne pas en parfaite indépendance du sens global du texte où elle prend place. On peut donc formuler l'hypothèse selon laquelle tout texte contient en principe les éléments qui permettent d'intégrer, en le normalisant, ce sens nouveau et inédit.
Dans cet article réservé à la mise en discours de la métaphore dans quelques exemples tirés des premiers romans de Le Clézio, nous aurons à examiner quelques types de constructions liées à la comparaison. Nous nous efforcerons aussi de manifester les effets expressifs et esthétiques qui résultent de ces procédures de contextualisation.
1. Métaphore et comparaison : deux figures concurrentes ?
On a l'habitude de présenter la métaphore et la comparaison comme deux figures concurrentes. À la première on attribue un pouvoir de synthèse et de densité que l'on refuse à la seconde. Le Guern note, par exemple :
"L'analogie, exprimée dans la similitude par l'outil de comparaison et imposée dans la métaphore comme seul moyen de supprimer l'incompatibilité sémantique, s'établit entre un élément appartenant à l'isotopie du contexte et un élément qui est étranger à cette isotopie et qui, pour cette raison, fait image"[7].
Ricoeur écrit aussi :
"Si, formellement, la métaphore est bien un écart par rapport à l'usage courant des mots, d'un point de vue dynamique, elle procède d'un rapprochement entre la chose à nommer et la chose étrangère à laquelle on emprunte le nom. La comparaison explicite ce rapprochement sous-jacent à l'emprunt et à l'écart"[8].
Outre l'opposition conduisant à fonder une définition de l'une vis-à-vis de l'autre, c'est essentiellement ce potentiel de représentation symbolique et imaginaire qui semble fermement les dissocier. La distinction est donc observée aussi bien au niveau de la production de l'image qu'à celui de sa réception comme telle.
Nous ne chercherons pas à réfuter cette conception, mais plus simplement à suggérer une seconde orientation, celle qui consisterait à voir derrière les deux figures un même itinéraire stylistique concrétisé par la volonté de faire voir, de fabriquer des réalités nouvelles en les rapprochant les unes des autres.
La comparaison dont il sera question ici est celle que Molinié appelle comparaison-figure[9], c'est-à-dire cette comparaison que l'on donne souvent comme à la source de certaines liaisons métaphoriques. Du point de vue de la définition, le mécanisme de cette figure est assez commode à décrire et à formaliser. Soit cet exemple :
les pensées devenaient comme des coraux, blocs immobiles vivants dressant leurs doigts sans nécessité.(Le Livre des fuites, p. 16)
La tradition identifie les composantes suivantes :
— un comparé(Cé) : "pensées" ;
— un comparant (Ca) : "coraux" ;
— l'outil de la comparaison (le comparatif ou le modalisateur, selon les terminologies) : "comme" ;
— le motif (la raison, le tertium comparationis, dans la terminologie de la rhétorique) : "blocs immobiles…"
De cette forme canonique, on peut proposer le schéma :
L'éviction du motif conduit à concevoir des formes différentes de comparaisons[10], tandis que celle de l'outil permettrait de construire des métaphores in praesentia[11] :
— "les pensées devenaient comme des coraux",
— "les pensées devenaient des coraux",
— "les pensées devenaient des blocs immobiles…", etc.
C'est que, comme le notent Jean Molino et Joëlle Gardes-Tamine, la comparaison n'engage pas des nuances syntaxiques très accusées :
"Peu variées syntaxiquement, les comparaisons sont ainsi liées à quelques formes stéréotypées qui donnent l'impression de formules."[12]
C'est donc surtout au niveau des mécanismes sémantiques que la comparaison affirme son statut d'instrument poétique efficace.
Ainsi, le motif de la comparaison peut ne pas être nommé, donnant ainsi lieu à ce que certains théoriciens appellent une identification atténuée[13]. Deux effets stylistiques sont alors à identifier :
1°. un renforcement de l'extension sémantique du comparant,
2°. une limitation de la portée du rapprochement.
En effet, en l'absence d'une formulation de la raison pour laquelle on envisage le rapprochement, la comparaison ne connaît pas d'orientation autre que celle imposée par l'objet-repère. Celui-ci est convoqué massivement, avec toutes les virtualités sémantiques et référentielles que comporte le lexème qui l'exprime. Dans notre exemple, la suite :
"les pensées devenaient comme des coraux"
permettrait de sélectionner simultanément le corps du corail (calcaire), sa coloration (blanc ou rouge), son utilisation (bijouterie), son milieu (mer), sa solidité… Bien évidement, ces atomes de signification restent virtuelles, le contexte pouvant à tout moment en modifier ou en éliminer quelques-uns. Mais théoriquement, tant que la raison n'est pas explicite, rien n'empêche d'interpréter le comparant dans un sens plutôt que dans un autre.
Cet élargissement du champ d'application du comparant peut également se révéler comme une limitation de sa portée. En effet, le motif peut enrichir le contexte de l'association, dévoilant de nouveaux attributs. Son absence conduirait alors au résultat opposé. La comparaison se présentera comme une explication tout ce qu'il y a de conventionnel. C'est le cas exemplaire des formulation de type pédagogique : A est comme B, où B, toujours plus connu, toujours moins ambigu, fait connaître l'inconnu ou le moins connu. Elle peut aussi déboucher sur une énigme, si le comparant ne satisfait pas à cette exigence de clarté : "elle marchait comme on rit" (Aragon)[14]. En d'autres termes, la comparaison privée de son motif permet des jeux d'incompatibilité pouvant aller de la pure convention à l'invention la plus libre.
Dans un article bien ancien, Jean Cohen[15] a justement essayé de répertorier ces formes d'association, en envisageant tous les cas probables de mise en discours des deux termes de l'opération. Si, dans la perspective de l'écart, on définit la comparaison comme “ l'énonciation d'un sème commun à deux lexèmes différents ”[16], il est possible alors de concevoir quatre catégories : 1°. l'ellipse, 2°. l'impertinence, 3°. la redondance interne, 4°. la redondance externe. Les combinaisons permettent de multiplier par trois chacune des quatre catégories. On obtient ainsi, du moins en théorie, douze types de figures comparatives regroupées dans le tableau suivant[17] :
 
 
Ellipse
Impertinence
Redondance interne
Redondance externe
1°)
= AB
B ≠ C
B = C
C = A
2°)
= AC
B ≠ A
B = A
C < A
3°)
= BC
A ≠ C
A = C
C = Ø
L'ellipse permettrait donc de fabriquer des comparaisons comme :
"tes seins sont comme des jumeaux de gazelle
qui paissent au milieu des lys" (Baudelaire)
où "seins" (Cé) se trouve lié comparativement à "gazelle" (Ca) sans que le pivot de la comparaison soit explicité.
L'impertinence, manifestation plus directe du phénomène de l'écart à l'oeuvre dans le langage poétique, joue sur l'extension sémantique des termes du rapprochement. Le tableau montre qu'elle peut, par exemple, intervenir au niveau de n'importe quelle jonction :
Ca / motif
— Cé / motif  
Cé / Ca [18]
Les cas de redondance, répétition inutile de l'information, rendent possibles des figures comme :
– "la neige est belle comme la neige"
– "la terre est ronde comme la rondeur"
– "le fleuve est pareil à ma peine           
      Il s'écoule et ne tarit pas"
La systématisation par Cohen des formules comparatives n'est certainement pas exempte de tout reproche, mais il faudrait y reconnaître l'intérêt d'une classification initiale des faits de style. En effet, à côté de l'ellipse du motif de la comparaison pourraient figurer sa formulation impertinente, puis sa formulation redondante, cadres favorables à des constructions métaphoriques plus ou moins complexes, plus ou moins inédites. Ce fait a déjà été observé par certains chercheurs. Ainsi, pour Molino et Gardes-Tamine, le motif de la comparaison, lorsqu'il en vient à être exprimé, est souvent le lieu d'une jonction métaphorique :
"Lorsqu'il est présent, ce tertium comparationis est le plus souvent lui-même métaphorique :
Les haines chantent comme des mésanges
Portant son coeur farouche et bourdonnant comme un gâteau de mouches noires"[19].
Le phénomène est également souligné par Fromilhague et Sancier :
"Il n'est pas rare que le motif soit métaphorique ; la comparaison intervient alors comme un élément d'explication, surtout quand la métaphore introduite par le motif se développe en tableau"[20].
Il est donc assez fréquent qu'une métaphore et une comparaison figurent toutes deux dans un segment, sans qu'il y ait cette espèce de concurrence à laquelle font allusion les deux auteurs lorsqu'elles écrivent :
"La comparaison pose un rapport explicite entre un comparé (Cé) et un comparant (Ca) qui restent distincts, la métaphore crée un lien immédiat entre un Cé et un Ca dont les référents sont assimilés l'un à l'autre par transfert de signification. La comparaison est analytique et présuppose en principe une volonté de clarté. La métaphore est synthétique et donne une densité accrue à la représentation"[21].
Parfaitement plausible en ce qui concerne l'expansion sémantique du motif de la comparaison, l'hypothèse du développement métaphorique achoppe cependant à une difficulté théorique et terminologique. Une confusion probable peut résulter de ce que la comparaison, tout comme la métaphore, risque de réunir des termes incompatibles, définissant l'impertinence à laquelle pense Cohen. Il paraît alors irrecevable de dire que le comparé ou le comparant sont susceptibles d'avoir un quelconque prolongement métaphorique.
Pourtant, dans son étude des procédés de combinaison des métaphores[22], Henry considère la comparaison comme un moyen de préciser le sens de l'analogie. "La comparaison, note-t-il, amène et éclaire, ou vivifie, la métaphore, et l'on trouve alors exprimé en quelque façon, dans le membre de comparaison, un des termes de l'analogie"[23]. Il donne en illustration cette séquence :
"Par le jour chaud et le long midi, le cocotier ouvre, écarte ses palmes dans une extase heureuse, et au point où elles se séparent et divergent, comme des crânes d'enfants, s'appliquent les têtes grosses et vertes des cocos" (Claudel)
où "cocos", métaphorisé en "têtes" dans le pivot nominal, reçoit une autre caractérisation, "crânes d'enfants", par le truchement de la formule comparative. On peut noter que la nouvelle caractérisation n'est pas étrangère au développement métaphorique, "crâne" faisant partie de l'aire sémantique de "tête". Mais dans ce cas, la comparaison fait plus que rappeler l'analogie : elle condense une information contenue dans la métaphore, elle opère une sélection supplémentaire, plus serrée, cette fois-ci.
Toutefois, Albert Henry relève une seconde possibilité d'agencement des deux figures : le développement métaphorique en direction de l'un des membres de la comparaison. Il écrit :
"ou bien la métaphore est un des constituants linguistiques du membre de comparaison et son rôle et d'en rendre plus expressive la substance sémantique"[24].
Dans l'exemple retenu, on voit comment la séquence métapho-rique développe la comparaison qui, elle, se laisse identifier comme le procédé central de l'ensemble du fragment :
"… derrière le sien [le monocle], M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes en desserrant d'instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l'air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel et peut être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann… cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire" (Proust).
Ceci est justement souligné par Henry qui continue :
"On voit que l'instrument essentiel de la création, dans ce passage, est la comparaison (tête de carpe  avait l'air  rappela) dont la substance est développée, animée et gonflée par de véritables métaphores-lentilles (mandibules, fragment du vitrage de son aquarium). Ainsi apparaît nettement, dans ce cas, la fonction locale de la métaphore : animer la trame, plus solidement intellectuelle, de la comparaison"[25].
De ce point de vue, l'examen minutieux de quelques exemples tirés des premières oeuvres de Le Clézio révèle que les deux figures entretiennent entre elles des rapports très étroits, à tel point qu'il paraît parfois impensable de les séparer lors de l'analyse discursive. Le texte propose des combinaisons fort judicieuses des deux procédés, confiant à l'une des deux figures le soin de continuer, d'amplifier, de modéliser ou de feutrer l'effet stylistique de l'autre.
Il reste à souligner cependant que le repérage de la comparaison pose le problème structurel de la hiérarchie des facteurs rhétoriques en jeu. Dans certains passages, il n'est guère possible d'affirmer s'il s'agit d'une métaphore dont l'un des deux termes est prolongé en comparaison, ou s'il s'agit d'une simple comparaison construite sur une impertinence. Afin donc de limiter les risques d'une lecture hasardeuse, nous ne retiendrons que les comparaisons qui sont franchement insérées dans des cadres métaphoriques plus larges, tels que ceux des métaphores filées ou des métaphores combinées. Aucune confusion n'est alors possible, puisqu'il s'agit de formules qui se développent à l'intérieur de séquences ouvertement figurées, soit comme moyen d'étoffer le métaphorisant, soit comme moyen de caractériser autrement le métaphorisé, en dehors de la caractérisation initiale.


2. Développement par une comparaison de l'un des membres de la métaphore
2.1. Le métaphorisant développé en comparaison
La métaphore chez Le Clézio définit un mode de figuration qui n'exclut pas la représentation comparative. Les fonctions et les mécanismes propres à l'une et à l'autre des deux figures se recoupent et se complètent. De ce point de vue, le développement du métaphorisant apparaît souvent comme l'un des moyens les plus fréquents de donner plus de poids à l'ensemble de l'expression métaphorique. Dans ce qui suit, nous nous proposons d'examiner les principaux effets stylistiques issus de cette alliance.
2.1.1. La comparaison-chute
La position de la formule introduite par la comparaison a quelques incidences sur le sens qui se construit autour des deux figures. Ainsi placée en fin de phrase, avec ou sans pause précédant l'outil, la similitude achève souvent une série de termes métaphoriques. Formée d'un seul terme, le comparant en l'occurrence, la comparaison peut de ce fait enrichir la substance sémantique d'une suite d'analogies présentées selon le mode métaphorique.
En effet, dans cet énoncé, par exemple :
J'ai regardé longtemps comme ça l'espèce d'étoile à six branches, et j'ai vu que chacun de ses bras était gonflé de force, qu'il appuyait sur la jante de la roue comme une main. (La Guerre, p.191)
la métaphore centrale, telle qu'elle est explicitée dans le contexte, assimile à une "étoile" la "roue" d'un grand camion. Détaillée en association végétale par le biais de "branches", la formule n'offre pas d'effet spécial[26]. Mais avec le métaphorisant dérivé "bras", on se rapproche d'une figuration plus intensive. Le prolongement par "comme une main" achève d'assurer à l'évocation toute sa densité stylistique et thématique. En parfaite synergie avec l'idée de "force", le référent "main" précise l'action dénotée par "appuyer". Dans le texte, la description de la roue et du camion renvoie d'ailleurs au thème de la puissance muette des objet :
"(…) il y avait tant de perfection dans cette étoile d'acier, tant de beauté et de puissance réelles (…) ses six bras ouverts en étoile brillaient de force et de violence calme (…) cette roue si belle, si tranquille, qui dominait l'espace, qui était indestructible (…)".
La comparaison ici prépare le symbole, l'explicite, beaucoup plus parfois que la catachrèse[27].
Cette même fonction de la comparaison-chute, continuant l'effet d'un métaphorisant, se retrouve dans cet autre énoncé :
Puis il glissa en elle, il se fondit dans son corps, habitant la machine au fuselage de métal, avançant ses jambes dans les siennes, respirant avec ses poumons, regardant la foule avec deux yeux en forme de phares. (Le Livre des fuites, p. 76)
où "phares", caractérisant "yeux", appartient à la même sphère lexicale que "machine au fuselage de métal", métaphorisant de "femme". Mais ici, la comparaison tient un rôle supplémentaire : elle délimite l'expansion sémantique de la synecdoque généralisante, en suggérant un "moyen mécanique de locomotion". Nous observerons d'ailleurs le même effet dans l'exemple suivant :
La ville tremblait de tous ses efforts pour parler. Les mots étaient enfoncés en elle, dans ses murs, dans ses puits profonds en forme de gorges. (La Guerre, p.171)
Ici s'ajoute un autre effet plus intéressant à noter : la récupération, après coup, du métaphorisant. Le début de la phrase apporte un élément conforme à l'évocation finale :
Mais il faut souligner que, dans ce cas bien précis, la comparaison ne termine pas vraiment la métaphore. Bien au contraire, elle lui sert de motif. La suite de la séquence offre un développement plus expressif de cette métaphore organique :
"Bea B. les entendait remonter le long des organes (…) les mots oscillaient au bord de toutes les bouches, poussées de lave que la terre avait contenues pendant des siècles"
Un effet d'enchaînement est particulièrement sensible dans ces cas où la comparaison clôt une suite de métaphorisants se rapportant au même métaphorisé :
Le silence, l'immobilité revenaient à toute allure, ils glissaient le long des jambes, ils sortaient des petits cylindres des cigarettes comme un gaz mortel. (La Guerre, p. 108)
C'est le troisième terme, et d'ailleurs le dernier, qui se trouve inséré dans un cadre comparatif. Mais on verra que ce procédé est plus fréquent dans les comparaisons développant un métaphorisé.
L'enchaînement sémantique et rhétorique peut aussi résulter d'un jeu sur la substance phonique des mots. Dans cet énoncé :
Un autocar d'acier faisait mugir son klaxon, et c'était un large sillon de lumre qui progressait comme une faille. (Le Livre des fuites, p. 18-20)
"faille", comme "acier", "sillon" et "lumière" condensent l'assonance [], augmentée du son vocalique [a] des termes "autocar", "klaxon" et "large". Dans cette autre phrase de la même séquence, les trois pauses renferment des assonances en [a], avec un effet de rime intérieure réunissant le premier et le dernier des trois termes :
Il regardait le visage d'une jeune femme, // et, hors des yeux à la clarté insoutenable, // surgissaient deux pinceaux aigus qui le frappaient comme des lames. (Le Livre des fuites, p. 18-20)
Dans cet autre exemple :
On longeait des réservoirs d’eau profonde, des bulles d’obscurité compacte où les gouttes de pluie tombaient comme des balles. (Le Déluge, p. 99)
entre le métaphorisant "bulles" et le comparant "balles", se laisse identifier une homophonie partielle.
On peut même, dans certains cas, hasarder une explication similaire du recours à un outil en particulier. Dans l'exemple cité plus haut, "efforts", "mots", "profonds", "en forme de" et "gorges" sont liés par l'assonance [ o ] et, au niveau des trois derniers vocables, par l'allitération [ R ] :
La ville tremblait de tous ses efforts pour parler. Les mots étaient enfoncés en elle, dans ses murs, dans ses puits profonds en forme de gorges. (La Guerre, p.171)
Ces effets phoniques sont renforcés par la reprise des sourdes : "efforts", "enfoncés", "ses", "profond", "forme".
Les exemples de telles combinaisons sont nombreux[28], et on finit par avoir l'impression que la construction sémantique est parfois charpentée par la substance sonore des mots. Mais bien évidemment, et en l'absence d'une étude systématique du matériau phonique de la phrase leclézienne, étude qui ne s'inscrit pas dans notre projet immédiat, rien ne valide cette lecture, rien n'en garantit la cohérence. Nous préférons donc nous limiter à ces quelques cas.
Dans la comparaison en position de clôture d'une phrase métaphorique, on identifie parfois un motif. Sa fonction est alors de rappeler l'analogie, de la corriger ou de la feutrer.
Ainsi, dans cet exemple :
Un chien aboyait, et son appel passait rapidement le long des murs telle une rafale de balles traçantes. (Le Livre des fuites, p. 18-20)
le mot "passer" risque de ne pas expliciter la synesthésie audition / vision qui est à la source de toute la description de la ville, dans les premières pages du Livre des fuites. Il faut alors reconnaître au motif "traçantes" sa fonction toute pittoresque de visualiser l'aboiement du chien.
Par ailleurs, lui-même métaphorisé, le motif de la comparaison dans :
La lumière circulait lentement pareille à une fine pluie de poussière de mica. (Le Livre des fuites, p. 16)
semble voiler le sème [liquide] du lexème "pluie". L'incompatibilité s'en trouve "bémolisée" pour ainsi dire . Un procédé analogue peut être observé dans la construction :
Il racle le sol, il s'étale pareil à une volée de silex aigus. (Le Livre des fuites, p. 65-67)
où "aigus" étoffe surtout "racler" en faisant ressortir le sens de l'évocation tactile. Il faut noter également que la précision – délimitation du sens de la sélection métaphorique – peut prendre des allures de correction. La comparaison ne se contente pas d'allonger l'effet de l'association, elle le rectifie, le réoriente en quelque sorte. Dans l'exemple qu'on va lire, la correction par un motif est ainsi formellement mentionnée par la conjonction :
Elle vit encore le dôme blanc du ciel qui était suspendu au-dessus de tout ça, pareil à un fleuve lui aussi, mais dans sa vallée immense roulaient des banquises. (La Guerre, p.207)
Le terme "vallée", dont on peut dire qu'il est à la fois motif de la comparaison et métaphorisant interne, dévoie l'analogie initiale, "dôme blanc" = "ciel". Il apporte surtout une nuance de révision.
Mais, le rappel du métaphorisant par le motif n'est pas toujours une rectification. Il est parfois susceptible de produire des figures très expressives. En effet, dans :
La ville s'était recouverte de plaque dures, elle avait sorti ses rasoirs et s'était mise en embuscade. Au fond du ciel, il n'y avait plus de miroirs, et à la place du soleil, était un grand trou sanglant, dans le genre d'une molaire arrachée. (Le Livre des fuites, p. 69-70)
l'adjectif "arrachée" amplifie la caractérisation actualisée par "sanglant". Il est surtout conforme aux notations "dures", "rasoirs", "embuscade" dont il concrétise la teneur thématique. Signalons toutefois que cet effet de prolongement peut être perturbé, lorsque le comparant renvoie à un référent dont l'identification pose problème. Dans cet exemple, nous nous rapprochons de l'énigme, puisque le deuxième segment du parallélisme amène un nom propre :
La beauté est bardée de fer et de cuir comme un samouraï, elle est seule au milieu du désert de sable comme un Dynaste Hercule. (La Guerre, p.220)
En dépit de l'effet de sélection activé par le pronom indéfini, l'ordre connu › inconnu freine la lecture et crée une connotation d'étrangeté, deux faits qui mettent en valeur l'expression métaphorique centrale.
Comme on peut le constater, le prolongement de la figure métaphorique dans la comparaison ne se limite pas à la seule volonté de rappeler l'incompatibilité ou l'attribut commun mis en avant par la métaphore. Les éléments de la similitude comparative jouent parfois un rôle déterminant dans la création de certains effets stylistiques : sélection d'une information importante, ajout d'une signification ou d'une connotation insuffisamment exprimée par le métaphorisant, correction d'une association, neutralisation d'un sème surnuméraire, etc.

Publié dans stylistique

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