Autour du Livre des fuites de Le Clézio

Publié le par BENJELLOUN

undefinedItinérance et non réitérable
dans Le Livre des fuites de Le Clézio
 
 
Mohammed BENJELLOUN
Département de Langue et
Littérature Françaises
Faculté des Lettres
El Jadida
Maroc
 
 
mo.benjelloun@menara.ma
 
 
 
La littérature n’est forte que quand elle parvient à exprimer les premières sensations, les premières expériences, les premières idées, les premiers appointements 
(J.M.G. Le Clézio [1])
 
 
Publié en 1969, Le Livre des fuites semble pouvoir s’inscrire dans la tradi­tion de la littérature de voyage, d’une certaine littérature de voyage, pour être moins catégorique. Il interpelle le lecteur à un double titre, se présentant à la fois comme une réflexion sur la notion de « fuite » et une méditation sur le thème de l’écriture. Comme dans les récits précédents, Le Procès-verbal (1963), La Fièvre (1965), Le Déluge (1966) et Terra Amata (1967), Le Clézio accorde peu d’intérêt au matériau romanesque, choisissant délibérément de s’adresser directement à la sensibilité du lecteur, plutôt qu’à son sens de l’exactitude. Dans Le Procès-verbal, par exemple, il explique qu’il est à la re­cherche une littérature qui « serait quelque chose dans le génie de Conan Doyle, qui s’adresserait non pas au goût vériste du public, mais à sa sentimen­talité »[2]. La formule est peut-être ambiguë, mais elle n’est pas sans évoquer une sorte d’inspiration pseudo romantique en ce sens qu’elle préconise la re­cherche de l’effet, de ce qui est produit par l’affect, plutôt que celle du contenu thématique, du contexte des énoncés. S’il y a une logique diégétique dans ce roman, elle est surtout à prendre au sens d’une stratégie de production et de réception de l’œuvre, elles-mêmes constituées en sujet.
Cette conception d’une littérature agissant plutôt sur le pathos est, bien entendu, très présente dans Le Livre des fuites. Elle en explique la structure et donne lieu à une mosaïque de figures qui mettent en exergue le thème du « voyage », comme mode d’existence, dans ses rapports avec le compte rendu ou le carnet du voyageur. Mais bien évidemment, ici, les termes de « voyage » et de « compte rendu » sont à prendre avec précaution. Autant dire que tout est en demi-teintes ou demi-mesures.
On serait tenté de voir dans ce « roman »[3] un récit de voyage plutôt qu'un récit exilaire, mais il nous semble que les deux contextes présentent des analo­gies tellement fortes qu'elles déterminent des stratégies d'écriture quasiment semblables : quête d'une certaine vérité de soi-même, nostalgie d'un état origi­nel et valorisation du voyage comme moyen d'accéder à cette vérité et de re­trouver cette origine. D’où la possibilité de retrouver dans ce texte l’idée d’un auto-dépaysement et d’une auto-déportation librement consenties. L’ensemble du récit va ainsi dans le sens d'une initiation ou d'un reposition­nement par rapport à un état du réel.
Ces deux interprétation nous invitent à poser deux questions centrales auxquelles nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponses :
— Quel(s) lien(s) existe-t-il entre l’espace de la fuite, tel que le cir­conscrit et le crée le corps du fugueur, et l’espace romanesque tel que le perçoit le lecteur ?
— Quel(s) sens faut-il donner à la fuite du personnage ? En d’autres termes : pourquoi fuir ? que cherche-t-on et où faut-il aller ?
La mise en regard de ces deux points de repère nous conduira proba­ble­ment à redéfinir le thème de « fuite » suivant les propres orientations du ro­man.
Pour examiner le premier point, il serait intéressant de présenter quelques éléments relatifs à la construction du texte en rapport avec le titre du roman. Notons à ce propos que le syntagme « livre des fuites » actualise deux lexèmes dont les sèmes semblent étrangers l’un à l’autre, mais que la préposition « de » unit en métaphore nominale. Le premier de ces termes génère une série de réseaux sémantiques susceptibles de construire les champs notionnels de « lire », « lecture », « écrire », « texte », « signe linguistique », « parole »… Le second peut être compris comme un mot-thème déclenchant les champs « déplacement », « départ », « éloignement », « escapade », « disparition », « dérobade »… À ces synonymes, il conviendrait d’ajouter l’idée de prolon­gement dans le temps (fuite ≠ fugue) et l’idée de danger ou de menace, d’incapacité d’affronter une situation quelconque (fuir ≠ partir).
Et en réalisant la connexion de ces deux lexèmes, le titre pourrait se lire comme la mise en récit du thème de l’écriture comme fuite, de la fuite comme écriture. C’est fuir dans et par l’écriture, écrire et lire des fuites : fuir l’écriture par l’écriture, entre les pages d’un livre. Bref, des interprétations qui mettent en rapport les deux thèmes, qui les fusionnent, les rendent nécessaires l’un à l’autre.
Ce qui, chez Le Clézio, contribue à singulariser la fuite par rapport au voyage, c’est l’urgence ontologique du geste. Et de ce point de vue, il faut sou­ligner qu’à la différence des autres romans de Le Clézio, Le Livre des fuites désigne un personnage qui choisit de s’engager dans l’action, se reconnaissant tantôt dans un « explorateur spatial » (p. 15), tantôt dans un « marcheur »[4]. Adam Pollo, François Besson, Paoli, Roch, Gaspar ou Antoine sont eux aussi des « marcheurs », mais ils se trouvent déjà dans le collimateur des éléments. J.H.H., lui, n’a rien à voir avec ces personnages qui ne parviennent pas à trou­ver l'issue. Il découvre dans la fuite le lieu d’où il peut lancer ses invectives contre le présent de la société de consommation.
Dans le récit qui nous intéresse donc, le personnage accomplit une sorte de voyage-pèlerinage qui ne saurait être réduit au seul déplacement physique d’un point de la terre à un autre. Pour lui, la fuite est la source d’une rêverie qui transfigure le réel, renouvelant ainsi le rapport au vertical et à l’horizontal. Elle implique, comme le souligne Ook Chung, « une mutation épistémolo­gique qui se répercute sur le pouvoir d’évocation de l’imagination et multiplie les mondes »[5]. Tandis que le voyageur ordinaire, ou même l’ethnologue, cherche dans le voyage ce qui confirme sa conception de l’autre et renforce son idée de l’altérité, le fugueur, lui, se reflète dans une structure dialogique :
Ceux qui sont immobiles sur la terre errante : les voyageurs. Ceux qui fuient sur la terre immobile : les sédentaires. Mais ceux qui fuient sur la terre errante, et ceux qui sont immobiles sur la terre immobile: comment les appeler ?  (p. 53) [6].
Et c’est justement lorsque le voyage et la fuite interpellent le langage, sont affaire de terminologie, que les choses deviennent plus sérieuses, le besoin plus douloureusement tragique :
Comment échapper au roman ?
Comment échapper au langage ?
Comment échapper, ne fût-ce qu’une fois, ne fût-ce qu’au mot “COUTEAU” (p. 13).
Cédant à l’appel de la matière, qui aspire à se rapprocher de l'existence à l'état pur, rompant les liens humains et se dépouillant de tout, les personnages sont amenés à faire des concessions. Leur réconciliation avec le monde est désormais possible. C’est ainsi que Jeune Homme Hogan se voit déambuler, mû d’un certain malaise face au monde et poussé par le désir de fuir les hu­mains. Il ressemble à Chancelade qui « ne sait plus ce qu'il doit faire, où aller. [qui] ne sait même plus pourquoi il est venu ici, quand il fuyait la grande ville dont il connaît chaque rue »[7]. Nous pouvons en dire autant des personnages de La ronde et autres faits divers pour qui l‘état de fugitifs s’imprime à chaque nouvelle du recueil.
Il est hors de question de quitter ce monde, il s’agit en revanche de l’occuper intensément. Le mutisme des éléments, la naissance ou la résur­rection avec le monde sont des quêtes, des objectifs à atteindre. La marche conduit à entrer en contact avec le monde d'une manière efficace. Siganos a qualifié ce désir des personnages de « retour à l'inorganique ».
Le deuxième point est relatif à ce que grossièrement nous pouvons décrire comme une métaphorisation du voyage ou du mouvement de fuite.
L'une des métaphores les plus fortes du Livre des fuites est cette longue séquence qui définit l'errance-fuite dans ses rapports avec l'espace, le voyage et la découverte :
Dévorer les paysages, c'est donc cela qu'il me faut. Comme un qui ne se­rait jamais rassasié de terre, de vie, ou de femmes, à qui il en faudrait toujours davantage (…) Je dévore les paysages, comme ça, et puis aussi les gens, les lèvres des jeunes femmes, les mains des vieillards, je ronge les dos des enfants. Tout ce qui s'offre, change incessamment. J'étire mon corps à travers l'espace. Il faut peupler. Je couvre les suites de kilomètres. Il faut arpenter. C'est moi qui fais les routes, et qui les mange au fur et à mesure. Un fleuve ? Je jette un pont. Une montagne ? Je fore un tunnel. Une mer ? Je bois, je bois (…) Mes territoires, je les dévore, je les mâche longuement, et le jus coule dans ma gorge. Terre à plantes, terre à la­gunes et à fjords, terre pleine de terre rouge, humide, âcre, où se roulent les milliers de vers. Par la bouche, par la main aux ongles qui se cassent, par les pieds, par les yeux, les narines, les oreilles, par tous mes trous aventureux, je prends possession (…) Comme quelqu'un qui n'aurait pas mangé depuis des siècles, j'avale des tonnes de terre, et tout ce qu'elle porte glisse en moi. Maisons, arbres, oiseaux, cactus, foules compactes, cités étoilées, je mange, je mange ! Ma faim n'est pas de celles qui s'apaisent vite !
Visiblement, Le Clézio se sert de cette image pour réfléchir sur le thème central du roman, redéfinir le lieu de cette aventure humaine entreprise par le personnage. Texte séminal qui, parallèlement aux « autocritiques »[8] qui émaillent le récit, ouvre le « roman d'aventures »[9] sur le commentaire poético-philosophique. On y voit le narrateur-personnage métamorphosé en monstre gigantesque pour être à la mesure du projet impossible, de la fuite autre.
Et Le Clézio de terminer cette rêverie par cette définition de la fuite :
Fuir, toujours fuir. Partir, quitter ce lieu, ce temps, cette peau, cette pensée. M'extraire du monde, abandonner mes propriétés, rejeter mes mots et mes idées, et m'en aller. Quitter, pour quoi, pour qui ? Trouver un autre monde, habiter une autre ville, connaître d'autres femmes, d'autres hommes, vivre sous un autre ciel ? Non, pas cela, je ne veux pas mentir. Les chaînes sont partout. Ce n'est pas cela qu'il faut quitter. Un déplace­ment géographique, un petit glissement vers la droite, ou vers la gauche, à quoi bon ? Fuir : c'est-à-dire trahir ce qui vous a été donné, vomir ce qu'on a avalé au cours des siècles. Fuir : fuir la fuite même, nier jusqu'à l'ultime plaisir de la négation. Entrer en soi, se dissoudre, s'évaporer sous le feu de la conscience, se résoudre en cendres, vivement, sans répit (pp. 86-88).
La métaphore est l’expression d'une rupture ontologique de la dichotomie « petit »/ « grand » ou « contenu » / « contenant », « voyageur » / « espace de la traversée ». Le transfert spatio-temporel, processus commun à tous les voyages ordinaires, devient ici ingestion d'un aliment, acte plus immédiatement vital, et qui suppose une intériorisation « ogresque » de l'itinéraire, c'est-à-dire le figement miraculeux du corps fugueur. Les deux séries :
voyager, avancer, bouger, traverser, filer, détaler, dévaler…
— dévorer, ronger, manger, boire, mâcher, avaler…
sont connectées au sein du même mouvement d’écriture, celui qui consiste à transcrire la fuite telle qu’elle investit l’espace des sens de l’errant.
Et contrairement à ce qu'on pourrait attendre, la terre n'est ni rapetissée, ni même substantialisée expressément pour s'adapter à un aliment digeste. C'est le processus inverse qui a lieu. L'idée que développent les deux séries ne semble pas étrangère à l’isotopie de la nutrition phénoménale et monstrueuse. Elle rappelle et dédouble l'équivalence amorcée : marcher = avaler l’espace
L’ingestion-digestion de la nourriture-espace se déroule dans un contexte marqué par la nécessité vitale et apparaît donc comme la raison d’être du fu­gueur. Mais elle est surtout à la mesure de la prise de conscience d’un empri­sonnement signalé dès les premières lignes du récit :
Tout commence le jour où il aperçoit la prison (…) La maison est une prison. La chambre où il se tient est une prison (…) Dans la chambre, partout, sur le plancher, les cloisons, au plafond, il y a les objets hideux qui sont des carcans (…) Insidieusement, comme cela, sans en avoir l’air, on l’a fait prisonnier au centre d’une chambre  (p. 35).
La claustration déclenche une sorte d'expansion exagérée du corps du voyageur. Celui qui se sentait emprisonné, comprimé et contenu emprisonne, comprime et contient le monde.
Le « dévorement » explicite et justifie également l’impossibilité de conti­nuer à accomplir les mêmes gestes :
Je ne peux même pas m’enfermer. La maison est trop grande pour moi. Fermées les portes, barricadés les volets, poussés les loquets, appliqués les stores et les portières, tirés tous les lourds rideaux de brocart, il me reste encore trop d’espace, trop de vide, trop de tout. Les labyrinthes vont vers le fonds, et moi, ma tête est trop grosse pour passer par l’avant-dernière porte  (p. 40).
Chez Le Clézio, il faut penser la fuite dans les termes d’un départ-retour vers soi, construction-destruction d’un itinéraire, conquête de l’espace de soi-même, configurations qui s’élaborent toutes selon l’ordre de la vision. Voici J. H. Hogan dans un autocar, regardant défiler les images d’un paysage bien connu :
Le monde s’écroulait, à la fois très vite et très lentement. Et chaque chose qui s’en allait vous enlevait une idée du fond de la tête. Chaque arbre ar­raché qui s’enfuyait en arrière était un mot disparu. Chaque maison of­ferte l’espace d’une seconde, puis repoussée, était un désir. Chaque vi­sage d’homme ou de femme apparu devant la vitre, et nié au même ins­tant, était une mutilation étrange, l’abolissement d’un mot très doux, très aimé.
Il regardait par la fenêtre et perdait ses mots.  (p. 51)
En fait, le voyage, le mouvement de déplacement géographique et/ou spa­tial ne sont pas les seuls moyens de fuir. Ce serait une erreur que de penser qu’on pourrait « quitter » quoi que ce soit en quittant un lieu. J. H. Hogan l’apprend à ses dépens lorsqu’il constate que, de paysage en paysage, de ville en ville et de boulevard en boulevard, ce sont les mêmes figures qui se cons­truisent, les mêmes visages et, au fond, les mêmes objets hideux. Ils se trouvent seulement décalés dans le temps et dans l’espace. D’où la prise de conscience du « non-réitérable », et donc la reconnaissance de l’inépuisable :
Le monde, dit la dernière autocritique, n’est pas une somme. Il est une énumération inépuisable où chaque chiffre reste lui-même, dans sa va­riation et sa fuite, où personne n’a de droit sur personne, où règnent la force inconnue, le désir, l’acte  (p. 269).
Comme les lieux à investir, les manières de fuir sont multiples et, à la ri­gueur, on n’a même plus besoin de partir puisque tout est occasion de fuite :
La fuite est éperdue. Elle a lieu dans tous les sens, par tous les moyens. Il allume une cigarette à la flamme jaune et rouge : il fuit. Il prend un livre qui s’appelle Le Nez qui voque, Les Tragiques, Lord of the Flies. Il fuit. Sur la route de poussière noire, il avance doucement, écoutant le vent froid qui siffle : il fuit. Il pense aux années sans nombre qui le séparent de son image naissante : il fuit. Il mange dans le creux de sa main des miettes de pain vieux d’un jour : il fuit. Assis dans le fauteuil de coiffeur du dentiste, il regarde sa dent, sa seule dent que ronge l’aiguille d’acier, il fuit. Il fuit, on vous dit, il fuit (p. 78)
La structure du roman reproduit alors l’image de la fuite par le truchement de celle d’un certain éparpillement. Le livre compte une quarantaine de cha­pitres ne portant pas de numéros et dont les contenus sont divers. La moitié du roman est consacrée à la relation des voyages de Jeune Homme Hogan. Les chapitres sont ponctués de poèmes en prose, de citations et de fragments d’essais intitulés “autocritiques” où l’écrivain prend la parole en son nom propre, commente le jeu de la fiction qui se fait et se défait sous les yeux du lecteur[10]. Il s’agit d’un réel dispositif destiné à établir une distance entre le lec­teur et les voyages du personnage. Mais ce qui, à nos yeux, intéresse plus le romancier, c’est de montrer que la fuite participe d’une nouvelle prise de conscience du réel. Comme le souligne judicieusement Thibault, le mot « fuite » a dans ce roman au moins deux sens :
D’une part, il désigne le déplacement physique du personnage, son voyage : la fuite continuelle des pays et des paysages. D’autre part, il désigne le fonctionnement de la conscience, la ‘self-variance’ de l’esprit[11].
D’où l’idée d’une ascèse, d’une épreuve du dépaysement, de la dépos­session volontaire et stratégique de son identité et sa dissolution dans la foule compacte. C’est la quête des limites. Le Clézio, serait-on tenté de dire, utilise ici le mot « fuir » au sens absolu, ce qui en fait un synonyme possible du mot « exil ».
Les lieux n’ont aucune importance, les êtres sont plutôt des fantômes : mais ce qui compte, ce qui est urgent et toujours réel, c’est de s’accomplir dans l’acte de fuir. Ainsi, les villes défilent sans qu’il soit possible d’en identifier l’une ou l’autre :
une ville de ciment, plate, blanche, aux rues rectilignes. C’était en Italie, en Yougoslavie, ou bien en Turquie (p. 58)
Et ici, le temps, non plus, ne compte pas. Le Clézio ajoute : « C’était en 1912, ou bien en 1967, ou en 1999 ». Tripoli, Macau, Manille, Tai-pé, ou bien Angkor, Cuzco, Moscou, New York, Baltimore, San Antonio, Hong Kong … villes traversées de bout en bout, mais il ne reste dans le carnet du voyageur que des impressions :
« Ville de fer et de béton, je ne te veux plus… » (p. 63)
« Encore plus loin, encore plus tard, il y eut de plus en plus de villes, de plus en plus de gens marchant dans les rues » (p. 91)
« Villes ténias qui rejettent leurs anneaux morts »  (p. 231)
Le voyage n’est pas un pèlerinage, estime Thibault, aux étapes bien mar­quées, c’est « une dérive (…) une errance sans termes, sans transcendances et sans révélations »[12].
Alors que la fuite s’accomplit en errance sans itinéraire plausible autre que celui qui conduit au même, les répétitions marquent le rapport à la mono­tonie, aux impressions qui reviennent, aux décors dont on découvre qu’ils ne sont pas différents de ceux rencontrés auparavant. A la rigueur, les villes peuvent être évoquées en masses :
8 000 000 d’habitant. 12 000 000 de rats. 5 000 000 de litres de gaz carbo­nique. 2 milliards de tonnes. Lumière grise. Dôme de lumière. Fracas. Éclairs. Nuage noir suspendu. Toits plats. Sirènes d’incendie. Ascen­seurs. Rues. 28 OOO kilomètres de rues. 145 000 000 d’ampoules élec­triques (p. 200)
 Ce désintéressement de ce qui pour les autres fait la spécificité des villes, d’une ville ou d’un pays, est compensé par une attirance par tout ce qui est marge, périphérie, zone, banlieue. La zone reproduit souvent, chez Le Clézio, l’image du no man’s land, cette marge où tout devient en même temps possible et vrai, maudit et interdit. C’est la preuve du vide de la civilisation occidentale, de l’ordre stérile, c’est le lieu où il est urgent de se réfugier, de s’exiler :
Il n’y a plus de surprise à attendre de la civilisation sans secret. La seule chose qui me reste à apprendre, c’est comment l’oublier. Vastes paysages muets, prairies, lacs, plateaux arides, lagunes à moustiques ! Venez à mon aide ! vos silences sont bienvenus, parce qu’ils tuent l’homme. Je ne suis nulle part. J’ai quitté mon monde, et je n’en ai pas trouvé d’autre. C’est cela l’aventure tragique. Je suis parti, point encore arrivé. (p. 249)
L’expérience de la fuite connaît un dénouement tragique parce qu’il s’avère impossible d’accéder à un contre-modèle. Ainsi, « Le Clézio, conclut Bruno Thibault, courcircuite le voyage, le dépaysement, les descriptions, le cadre pittoresque. Il élimine la poésie facile des différences en insistant sur l’extase de la présence ou, plus souvent, sur l’expérience frustrante de la répétition »[13].
Au terme de cette brève immersion dans l’univers leclézien, il conviendrait de souligner que dans les premiers romans de l’auteur, les personnages sont obsédés par le mouvement. En marchant, ils donnent l’impression d’une im­patience existentielle, d'une fièvre métaphysique. Leur fuite s’accomplit dans une sorte de nostalgie de l'innocence. Jusque dans l’écriture, on les voit tra­vaillés d’un très grand emportement. Analysant les images du Maroc telles qu’elles apparaissent dans les romans marocains de l’auteur de Désert, Made­leine Borgomano écrit :
L’écriture de Le Clézio a toujours été une écriture en marche […] Au début, ce mouvement a pris la forme d’une fuite : d’un même élan, l’écrivain et le personnage, tentant d’échapper à toutes les prisons, se je­taient vers un « ailleurs » indéterminé. J.H.H. parcourait toute la planète ; J.M.G. expérimentait toutes les formes d’écriture, pour ne trouver, l’un et l’autre, que désillusion. D’autant qu’en même temps, cette fuite en avant s’annulait dans une pulsion symétrique et inverse […] Passé ce temps du romantisme, la fuite fait place à la quête de soi[14].
Les personnages donnent ainsi l'impression de ressentir un désir ardent de l’ailleurs, une volonté imperturbable de quitter la civilisation, la ville pour aller s'unir à l'élémentaire. Le lieu où l’on s'exile est le lieu où l’on devient capable de démasquer les forces du mal, mais aucun itinéraire, aucun lieu, aucune escale ne sont susceptibles de structurer cette fuite. Le roman connaît le désordre de ses pérégrinations, de ses ouvertures à d’autres espaces textuels. C’est probablement une manière de déjouer l’illusion de la totalité, du système. La quête du « non-réitérable » débouche sur l’impasse du sens à ne pas manquer : on ne peut alors que répéter le même voyage, la même fuite, le même livre, sans qu’il soit possible d’envisager quelque terme bien apaisant :
Les vraies vies n’ont pas de fin. Les vrais livres n’ont pas de fin
(A suivre)   (p. 285)


[1] « Entretiens avec Jean-Marie Gustave Le Clézio », Écritures, n°45, décembre 2001 (www.france.diplomatie.fr/labelfrance/FRANCE/LETTRES/clezio/page.html)
[2]Jean Marie-Gustave LE CLÉZIO, Le Procès-verbal, Paris, Gallimard, 1963, p. 11.
[3] Mais est-ce réellement déjà un roman ?
[4]L’une des lettres envoyées par J. H. Hogan porte la signature « Walking Stick » (p. 22).
[5] Ook CHUNG, Le Clézio, une écriture prophétique, Paris, Imago, 2001, p. 164.
[6] Sauf mention contraire, toutes nos références renvoient à l’édition Gallimard.
[7] Jean Marie-Gustave Le Clézio, Terra Amata, Paris, Gallimard, 1981, p. 231.
[8]Voir, dans Le Livre des fuites, les passages suivants : p. p. 41 - 42; 54 - 57; 114 - 117; 167 - 172; 191; 236 - 239 et 264 - 270.
[9]C'est le sous-titre choisi par l'auteur.
[10]Voir Bruno THIBAULT, « Le Livre des fuites de Jean-Marie Gustave Le Clézio et le problème du roman exotique moderne », in The French Review, vol. 65, n° 3, 1992, p. 426.
[11] Ibid., p. 427.
[12] Ibid., p. 430.
[13] Ibid., p. 431.
[14] Madeleine BORGOMANO, « Le Maroc de Le Clézio : un Maroc fantôme ? », Hommage à Gérard Lavergne, textes réunis par Fabrice Parisot, Publication de la Faculté des Lettres, Université de Nice Sophia Antipolis, 4e trimestre 2000, p. 45.
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article